Le secteur alimentaire semble, plus que d’autres secteurs, être divisé entre des objectifs et des conceptions divergentes. Jacques Crahay et Véronique de Herde se rejoignent sur le fait que la science a beau faire des progrès, le véritable enjeu pour une transition alimentaire durable se situe dans la gestion des différents intérêts qui se jouent au sein des systèmes alimentaires. A notre époque, être productif, compétitif et rentable n’est plus suffisant ; il faut également réfléchir à la manière de travailler pour préserver la terre et nourrir la population. Pour Jacques Crahay, la science agronomique est déjà en transition, mais c’est le secteur agro-industriel qui peine à faire des progrès, trop coincé par des pressions économiques en tous genres (prix, qualité, volatilité,…). Pour Véronique de Herde, une sérieuse transdisciplinarité est nécessaire pour concrétiser le développement durable dans l’enseignement et la recherche. Témoignages d’un système en tension, entre discours durable et réalité des exigences techniques.

La transition du secteur alimentaire est-elle engagée?

Tout le monde, ou presque, semble adhérer aux théories du développement durable : c’est ce que montre par exemple le “Futuromètre”, nouveau baromètre citoyen réalisé par l’institut AQ-Rate pour la RTBF et le Soir. “Mais le monde dans lequel la majorité des futurs agronomes vont évoluer, lui, ne va pas du tout dans cette direction-là”, constate Véronique de Herde. “L’agronome doit acquérir des compétences techniques pour être compétitif sur le plan professionnel: ses visions du développement durable restent quant à elles souvent théoriques. Il est important que les étudiants réalisent que c’est quelque chose qui peut se mettre en place”.

Du coup, quelles sont les possibilités concrètes pour faire émerger un système alimentaire durable ? Jacques Crahay met en évidence deux tendances principales. D’un côté, le rapprochement avec l’agriculteur: raccourcir la chaîne d’acteurs, mettre en place des circuits courts qui lient le producteur avec le transformateur. De l’autre, le rapprochement avec le consommateur qui peut identifier la chaîne par l’amélioration de la transparence et la traçabilité. Et ainsi rétablir une confiance entre le pourvoyeur de matières premières et le consommateur.

Avec les méthodologies de cultures plus respectueuses de l’environnement, l’agro-alimentaire est-il en train de changer durablement? Pour Jacques Crahay, la recherche et l’enseignement sont en pleine transition. Mais selon lui, face à des consommateurs qui veulent une alimentation exclusivement biologique, la course à l’absence totale d’intrants chimiques reste aujourd’hui presque impossible à tenir pour les industriels. Véronique de Herde souligne les progrès techniques dans les cultures alternatives, que ce soit la diminution de l’usage des intrants azotés, des pesticides, ou la lutte biologique. Mais ce qui manque selon elle dans la recherche, c’est une compréhension de la manière avec laquelle ces systèmes d’alimentation durable se construisent et évoluent dans le temps, y compris, par exemple, en matière de rapports de force entre acteurs.

Être acteur dans un système

Que l’on se lance comme entrepreneur ou comme employé, faire partie d’un système implique de faire des compromis, de comprendre et de s’insérer dans les rouages. Et pour être mieux armé face à ces différents rapports de force, Véronique de Herde et Jacques Crahay affirment qu’il faut être inter-disciplinaire. Le débat peut être complexe et controversé dans le milieu de la recherche. Créer des ponts entre agronomes et économistes par exemple: “cela permettrait notamment aux agronomes de prendre conscience que les techniques prennent place dans un certain système, qui a des externalités” explique Véronique de Herde, “et qu’en modifiant le fonctionnement du système, il est possible d’éviter des conséquences négatives”.

Les deux acteurs plaident donc pour plus d’interdisciplinarité. “Dans la recherche de Véronique de Herde, on voit bien le poids des conceptions culturelles sur le fonctionnement des systèmes laitiers”, analyse Jacques Crahay. “Dans le secteur de l’IT par exemple, tout le monde s’adapte aux nouvelles technologies de communication. En comparaison, le secteur alimentaire est extrêmement conservateur. Même si les avancées scientifiques sont bien réelles, chacun des acteurs -pouvoirs publics, consommateurs, producteurs, distributeurs- devra, pour être durable, prendre en compte les multiples facettes de la chaîne”.

Si la demande d’alimentation durable s’intensifie du côté des consommateurs et des producteurs, un changement de méthodes, d’apprentissages et d’habitudes prend du temps. Mais cela ne le rend-il pas encore plus nécessaire ? Quoi qu’il en soit, Jacques Crahay et Véronique de Herde entendent bien relever le défi dans leurs professions.

Qui sont Véronique de Herde et Jacques Crahay?

Véronique de HerdeVéronique de Herde est la lauréate du prix Hera Sustainable Food 2016 pour son mémoire sur les circuits fromagers de niche en région liégeoise et en haute ardenne. Après avoir travaillé à la communication-produits dans une entreprise  d’aliments complémentaires pour ruminants, elle a travaillé comme assistante de recherche en agronomie à l’UCL et commence actuellement une thèse de doctorat portant sur les interactions entre acteurs dans le secteur laitier.

 

Jacques CrahayPrésident du pôle de compétitivité agro-industriel wallon WagrAlim, Jacques Crahay est également administrateur délégué de l'entreprise Cosucra Groupe Warcoing qui développe différents ingrédients alimentaires apportant des bienfaits pour la santé (Inuline et protéines) à partir de la chicorée et des pois jaunes. Il est partenaire du prix HERA Sustainable Food et fait partie du Cercle Entreprise, Innovation & Développement Durable de la Fondation pour les Générations Futures.