Focus sur le Doctoral Thesis Award

Une thèse de doctorat, c’est d’abord un chercheur, une chercheuse; c’est aussi un ou plusieurs promoteurs, engagés dans la réussite du projet scientifique. Tout(e)s sont venu(e)s nous partager leurs visions ce 25 avril 2017, lors de la Cérémonie des HERA Awards. Ce focus est l’occasion d'approfondir ce partage bien trop bref.

Deux thèses à haute valeur ajoutée sociétale

Les coraux et leur survie : un sujet qui passionne Gildas Todinanahary. Grâce à l’identification des espèces de coraux les plus adaptées, Todinanahary évalue leur intégration dans les activités économiques des communautés pêcheuses du sud de Madagascar. « Les résultats mis en évidence permettront de développer des activités alternatives à la pêche, qui rehausseront le niveau de vie des pêcheurs, tout en contribuant à la préservation des récifs coralliens » précise-t-il. Gildas Todinanahary souhaite réconcilier soutenabilité environnementale et sociale : « Outre les analyses biologiques nécessaires à ma thèse, celle-ci a nécessité d’aborder des aspects sociaux et économiques, souvent délaissés lorsqu’il s’agit de recherches scientifiques dites "dures" », explique-t’il.

« Ce projet de coralliculture villageoise a un potentiel économique et social important », complète Igor Eeckhaut, promoteur de la thèse. « Parmi les aquacultures lancées par notre laboratoire de recherche, une aquaculture en particulier, celle des holothuries, débutée il y a dix-sept ans, a permis de créer une companie privée à Madagascar qui emploie plus de 150 personnes, et qui travaille avec des familles villageoises sur plus de 300 km de côtes » explique Igor Eeckhaut, « et la coralliculture proposée dans le projet de Gildas Todinanahary pourrait connaître le même chemin ». Pour cela, des projets concrets de développement sont en place. « Les villageois ont été impliqués dès le départ », explique Gildas Todinanahary, « sous la supervision de notre équipe de techniciens de laboratoire ». Quelle table utiliser ? Comment faire pour bouturer les coraux? « Ce sont les villageois côtiers qui ont fait les manipulations techniques et qui ont définis les paramètres nécessaires ». Cette démarche a été une pierre angulaire de sa thèse. « Puiser les thèmes à partir des problématiques sociales, en lien avec les réalités de terrain, c’est cela travailler dans les communautés ».

Autre rencontre avec les réalités de terrain : celles du monde paysan, confronté à la mainmise des multinationales sur le secteur agricole, avec en toile de fond des problèmes de pauvreté, de biodiversité et d’accès à la terre. Priscilla Claeys nous livre une analyse juridique et sociologique du mouvement transnational La Via Campesina et du droit à la souveraineté alimentaire. Par sa thèse, elle a l’espoir de contribuer à un changement de paradigme pour notre système alimentaire et à un autre regard sur les droits humains.

Reconnaître de nouveaux droits permettrait de soutenir l’avenir des paysans. « La nouvelle déclaration actuellement négociée au conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies doit reconnaître aux paysans et aux communautés rurales le droit aux ressources dont ils et elles dépendent: eau, terre, semences, biodiversité », précise Priscilla Claeys. « Je pense que ma thèse fournit des clés pour comprendre les revendications des paysans, et qu’elle légitime leur demande de voir l’Organisation des Nations Unies (ONU) reconnaître des droits nouveaux ».

Deux manières de voir la recherche à 360°

Les thèses de doctorat de Gildas Todinanahary et Priscilla Claeys ont été nominées pour leur démarche qui tend vers cette approche transversale à 360°, propre à un développement soutenable. Quels chemins ont-ils parcourus ?

Plus loin que la faisabilité technique : la faisabilité sociale et économique
La mission que s’est donné Gildas Todinanahary était de voir la faisabilité technique du projet de coralliculture villageoise à Madagascar. Or, la culture de coraux est une pratique répandue dans le monde. Du point de vue biologique, le sujet avait déjà été étudié en dehors de Madagascar. « Ma mission pouvait donc s’élargir et ne pas se limiter à une technique que l’on maîtrise ailleurs. Cela a alors été possible pour moi de vérifier non seulement sa faisabilité technique, mais aussi sa faisabilité sociale et économique à Madgascar ». Cela n’empêche pas de faire de la recherche fondamentale : « L’analyse biologique reste au cœur de ma thèse car il fallait connaître des paramètres tels que la croissance et la mortalité des coraux, mais j’ai pu aller plus loin ». L’étude de la faisabilité économique et le business plan ont été réalisés en collaboration avec l’équipe du Professeur Marc Labie (Faculté Warocqué d’Economie et de Gestion), et certains aspects écologiques avec l’équipe de Philippe Grosjean (Faculté des Sciences), tous deux de l’Université de Mons. « Nous n’avons pas eu forcément de difficultés à collaborer, malgré la différence entre nos disciplines » nous explique Gildas. « La base économique que nous étudiions, à savoir la communauté villageoise, était un système économique relativement simple ».

C’est aussi grâce à son parcours personnel et de formation que Gildas était outillé face aux questions sociales. « Ma formation au sein de l’Institut Halieutique et des Sciences Marines de l’Université de Tuléar comprenait une partie sur la sociologie de la pêche et de la côte. Et puis, j’ai toujours été confronté aux défis sociaux de Madagascar : s’il est intéressant d’étudier les dimensions socio-économiques, outre une base biologique maîtrisée, cela doit se faire avec une grande attention apportée aux valeurs anthropologiques des communautés que l’on étudie. Il faut s’en imprégner ». Travailler dans les communautés, c’est aussi un mode de fonctionnement spécifique du laboratoire de recherche dont est issu la thèse de Gildas Todinanahary.  

Décloisonnement des savoirs
Est-il particulièrement difficile d’aborder un sujet sociétal dans sa thèse? « L’analyse d’un sujet sociétal implique un décloisonnement qui n’est pas encore présent dans les universités. C’est un défi pour l’écriture d’une thèse, et aussi, par la suite, pour la recherche d’emploi: on ne cherche pas des professeurs multidisciplinaires mais au contraire, bien centré dans une discipline. Cependant, pour moi », confie Priscilla Claeys, « le défi était considérablement réduit par l’encadrement dont je bénéficiais: deux promoteurs (Olivier de Schutter et Isabelle Ferreras, ndlr) convaincus par une approche décloisonnée, engagés socialement. Je savais ce que je voulais entreprendre dans ma thèse, après 10 ans d’expérience professionnelle: comprendre la conception des droits humains portés par La Via Campesina ».

L’interaction avec le terrain apporte une valeur sociétale ajoutée. Mais comment combiner cela avec la distance critique du chercheur ? « C’est une des questions fondamentales des sciences sociales », répond Priscilla, « et l’interaction avec le terrain m’a montré qu’il y a différents types de savoirs et de connaissances et qu’il est intéressant d’organiser une rencontre entre savoir citoyen et académique ». Être critique, mais sans trahir la parole des acteurs observés, reste  un défi permanent. « La confiance des acteurs est précieuse », explique Priscilla, « et s’attarder sur les processus transnationaux implique de donner une place très importante aux responsables de mouvements, sans pouvoir rentrer dans la fine étude du niveau local ». Cependant, une recherche de long terme et le dialogue avec la littérature sont utiles pour prendre suffisamment de recul et distinguer les discours des pratiques. « J’ai travaillé dans une démarche de grounded theory (« théorie ancrée » en français, ndlr), en faisant évoluer mes lectures en fonction des données du terrain ». Priscilla Claeys souligne les limites inhérentes à une recherche sur un mouvement social contemporain : entrer dans une salle de cinéma pour regarder une partie du film qui a déjà commencé, et quitter avant la fin.

Un encadrement audacieux
« Des promoteurs qui encadrent des jeunes dans des recherches telles que celles récompensées par les prix HERA, c’est une façon de créer du lien entre les promoteurs et ces chercheurs : on sent un engagement très fort de part et d’autre », se réjouit Albert Corhay, Recteur de l’Université de Liège. « Et c’est aussi ça l’esprit universitaire : c’est de créer non seulement des parcours, mais aussi des parcours communs aux enseignants et aux étudiants ».

Tenir à son sujet, tenir à ses questions de recherche, même si cela se fait contre vents et marées, c’est le message que donne Isabelle Ferreras, co-promotrice de la thèse de Priscilla Claeys. « Priscilla a tenu bon dans le projet de contribuer à un monde meilleur par la connaissance scientifique. Elle a tenu à son sujet du début à la fin. C’est sans doute un message pour les chercheurs en herbe, qui sont mus par des questions qu’il nous faut absolument encourager à développer ».  Igor Eeckaut complète: « Je demande une certaine « folie » à mes étudiants : j'entends par là des idées originales, qui sortent des sentiers battus, et qui pour cette raison peuvent sembler irréalisables au départ. Bien souvent les idées émergentes dans le développement durable le sont. Penser convertir une grande partie de l'énergie traditionnelle par de l'énergie douce semble utopique pour certains, et pourtant, c’est important de développer cette thématique : il s'agit de l'avenir de notre planète et donc de l'héritage que nous laissons à nos enfants ».

Pour répondre à ce type de défi, les recherches dans une perspective de développement soutenable peuvent faire appel à une variété de disciplines : « Lorsqu'on effectue une recherche pluridisciplinaire traditionnelle en biologie marine », explique Igor Eeckhaut, « on fait par exemple appel à de la phylogenèse moléculaire, à de la spectrométrie de masse et à de l'histologie, trois disciplines séparées mais qui restent dans le domaine des sciences "dures". La multidisciplinarité des recherches dans le développement durable est plus complexe : elle demande d'allier des expertises très différentes, par exemple l’économie, la biologie, la sociologie. »
Comment, dès lors, encadrer cette complexité en tant que promoteur ? « Une thèse est un processus rigoureux »  insiste Igor Eeckhaut. « Allier différentes disciplines, ça ne veut pas dire que l’on fait n’importe quoi : il est évident que si l’on vient dans mon laboratoire en proposant une thématique totalement en dehors de mon expertise, je vais rediriger l’étudiant. Soit vers des experts que je connais, soit en redéfinissant avec lui son projet de recherche. Je parle avec les étudiants, d’abord pour apprendre à les connaître et voir dans quel domaine ils se sentiraient bien. Ensuite seulement », conclut-il, « je souhaite les conduire vers quelque chose qui peut devenir rentable, durable, écologiquement propre et socialement adéquat ».

Qui sont les acteurs du DTA 2017 ?

Photo Gildas Todinanahary

Gildas Todinanahary est océanologue (2010, Université de Mons et Institut halieutique et des sciences marines de l'Université de Tuléar, Madagascar). Depuis cette date, il est assistant de recherche et d'enseignement supérieur à l'Université de Tuléar. Depuis 2015, il y est devenu enseignant-chercheur permanent. Il est nominé du HERA Doctoral Thesis Award 2017 pour sa thèse intitulée "Evaluation du potentiel biologique, économique et social de la coralliculture dans le sud-ouest de Madagascar", défendue en décembre 2016 à la Faculté des Sciences de l’Université de Mons.
Photo Igor Eeckhaut
Igor Eeckhaut est Docteur en Sciences biologiques, chargé de cours à l'Université de Mons. Il est Directeur du Laboratoire de biologie des organismes Marins et Biomimétisme de l'UMons. Il co-dirige l’Unité de Recherche en Polyaquaculture à l'Institut Halieutique et des Sciences Marines de l'Université de Tuléar, Madagascar. Il a encadré la thèse de Gildas Todinanahary.
 



Photo Priscilla ClaeysPriscilla Claeys est ingénieure commerciale (UCL, 1996), diplômée en Sciences et gestion de l'environnement (ULB, 2001) et docteure en sciences politiques et sociales (UCL, 2013). Elle est nominée du HERA Doctoral Thesis Award 2017 pour sa thèse intitulée "Claiming Rights and Reclaiming Control. The Creation of New Human Rights by the Transnational Agrarian Movement Via Campesina and the Transformation of the Right to Food", défendue en 2013 au Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions et Subjectivités (CriDis) et au Centre de philosophie du droit (CPDR) de l’UCL. Elle a travaillé près de dix ans dans diverses organisations de défense des droits humains et de développement, notamment comme conseillère d'Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations-Unies pour le droit à l'alimentation. Elle travaille aujourd'hui au Centre for Agroecology, Water and Resilience (CAWR), Coventry University, UK.
Photo Olivier de Schutter

Olivier de Schutter est Professeur au Centre de philosophie du droit de l’UCL. Il a été, pendant six ans, Rapporteur spécial des Nations-Unies pour le droit à l'alimentation. Il est, depuis 2015, membre du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU. Avec d’autres, il a lancé l’initiative de recherche LPTransition pour la transition écologique et sociale. Il a encadré, avec Isabelle Ferreras, la thèse de Priscilla Claeys.
Photo Isabelle Ferreras

Isabelle Ferreras est sociologue (PhD Louvain) et politologue (MSc MIT). Chercheure qualifiée du FNRS, elle est Professeure à l’UCL, membre fondatrice du CriDIS et Senior research associate du Harvard Labor and Worklife Program. Elle coordonne la Chaire Aung San Suu Kyi Démocratie, Cultures & Engagement de Louvain (UCL). Elle a encadré, avec Olivier de Schutter, la thèse de Priscilla Claeys.